Il y a 30 ans jour pour jour, tard dans la soirée du 13 au 14 décembre 1990, le juge d’instruction anti-terroriste Gilles Boulouque se donnait la mort. Gilles était mon ami et j’ai longtemps porté en moi son absence, au point, aujourd’hui, de vouloir lui écrire.
Salut Gilles,
Je ne sais pas où tu es, je ne sais pas s’il existe dans l’univers un lieu d’où tu peux nous voir ou lire cette lettre. Je suis agnostique et j’ai un peu de mal avec le concept de « la vie après la mort ». D’ailleurs, rappelle-toi, nous en avions parlé, parfois, lorsque nous finissions ces dîners « familiaux » - il y avait Claudine, ton épouse, tes enfants Sylvain et Clémence et ma compagne, Genovefa – qui nous rassemblaient souvent rue Caulaincourt, lorsque que le Cognac nous poussait dans les méandres des grandes réflexions philosophiques.
Je ne sais pas où tu es, mais ce que je sais, c’est que tu m’accompagnes depuis 30 ans. Tu ne m’as jamais quitté, Gilles, jamais….
Les premières années, il ne se passait guère un jour sans que je pense à toi, aujourd’hui, ce serait plutôt une fois par semaine, mais tu es toujours là.
Je me souviens, minute par minute, de cette nuit du 13 au 14 décembre 1990, mais je ne l’évoquerai pas ici : ce qui s’est dit, ce qui s’est passé, cette nuit-là, dans l’appartement familial est entre toi, ta famille, Geno, moi et un ou deux autres qui étaient là, c’est du ressort de l’intime. Je t’en parlerai, à toi, directement, un jour prochain, et puis je tournerai la page et je passerai à autre chose.
Permets-moi seulement, ici, d’évoquer le long cortège qui traversa un Paris qui nous semblait lugubre et figé, de l’Institut médico-légal à l’Eglise et à la messe à laquelle assistaient Pasqua, Pandraud, et tant d’autres politiques, magistrats et avocats, puis ton « dernier voyage », dans l’intimité, vers le cimetière de Belleville où nous allions te confier au caveau familial de Léon Gaumont, ton arrière-grand-père, pionnier français du cinéma. Je me rappelle avoir pensé, ce jour-là, me rappelant combien tu pouvais parfois être snob et orgueilleux, à quel point tu aurais été fier de cet interminable défilé sous haute protection et de cette concentration de « puissants » autour de toi….
Je me rappelle, aussi, de cette lettre ouverte que j’avais écrite pour « Le Monde » et qui avait été signée par plusieurs dizaines de tes amis proches, dans laquelle nous te rendions hommage et disions avec colère que tu étais mort abandonné par ta hiérarchie et jeté en pâture au public par les politiques. Une lettre que nous n’avons jamais publiée, pour des raisons que je n’expliquerai pas ici.
Blessures et souvenirs
Je me rappelle, Gilles, des blessures que tu portais en silence, toi qui avais une si haute idée de ton métier : cette caricature de Plantu, dans « Le Monde », qui te représentait en agent de voyage, demandant à Wahid Gordji quel siège il préférait dans l’avion qui allait le ramener à Téhéran après son audition ; les insinuations de François Mitterrand et de Lionel Jospin qui t’accusaient d’avoir été « aux ordres » des politiques, ton inculpation pour « violation du secret de l'instruction », sur plainte de Fouad Ali Saleh, que tu avais inculpé pour être l’auteur principal des attentats commis en France en 1985 et 1986 sur ordre de l’Iran (et qui sera condamné, un an et demi après ta mort, à la réclusion criminelle à perpétuité …) et l’indigne garde-à-vue de 24 heures qui t’avait été imposée. Et d’autres encore…
Mais je me souviens aussi de tant de belles choses, de ces milliers de petits riens, de gestes insignifiants, de sourires, de propos échangés, qui tissent et consolident une amitié.
Notre rencontre, d’abord, au cours d’un déjeuner organisé par notre ami commun, le procureur antiterroriste Alain Marsaud qui, très heureux de l’effet de surprise, me lançait « vous ne devinerez jamais qui je vous ai amené… »
Nos déjeuners à deux, au cours desquels, rapidement, se développait ce qui devait devenir une amitié profonde et qui furent bientôt suivis de ces dîners en famille que j’évoquais plus haut.
Nos interminables conversations sur l’Iran, le Moyen-Orient, le terrorisme, la justice ou encore la politique, et ce regard lucide – à la fois tourmenté et empathique - que tu portais sur le monde.
Je me souviens de ces vacances en Autriche, lorsque nous nous étions approchés de la frontière tchécoslovaque (le rideau de fer était encore une réalité…) et que nous avions pris ces photos dont, plus tard, Geno devait faire, pour ton anniversaire, un faux numéro de « Paris Match » sur le thème « Le juge Boulouque passe à l’est ».
Je n’oublie pas ces quelques jours que tu étais venu passer à Bruxelles – où je venais de m’installer – avec ta famille, lors des congés de Noël de 1989.
Et, bien entendu, je me souviens de notre dernière conversation, au téléphone, au cours de laquelle nous avions élaboré des plans pour les congés de fin d’année 1990. C’était le 13 décembre, un peu avant midi. Tu étais gai, détendu, il me semblait que tu allais mieux. Moins de douze heures plus tard, tu te tirais une balle dans la bouche.
Une vie a passé
Puis le temps a passé. Trente ans ! Autant dire une vie, mais pas la tienne.
Depuis 30 ans, j’en ai traité des affaires de terrorisme, beaucoup d’entre elles touchant la France, et à chaque fois je me suis demandé : « comment Gilles aurait-il approché ce dossier ? » Nous ne le saurons jamais.
Je ne doute pas, pourtant, que tu aurais fait un travail remarquable. Car tu fus un grand juge, Gilles ! De l’ETA aux terroristes arméniens de l’ASALA, en passant par Georges Ibrahim Abdallah et à ses fantomatiques mais mortelles Fractions armées révolutionnaires libanaises, et surtout, bien entendu par Fouad Saleh et ses complices, responsables de la quinzaine d’attentats commis à Paris pour le compte de l’Iran en 1985-1986, dont celui qui frappa le magasin Tati de la Rue de Rennes, tu as géré les principaux dossiers terroristes de ces années quatre-vingt. Jusqu’à cette « affaire Gordji » qui fut la dernière et qui te broya tant elle mêlait les impératifs de la justice qui était, pour toi, une véritable religion, à l’indicible mais parfois nécessaire raison d’Etat qui n’a que faire de la vérité ou des sentiments.
Je pense aussi que toi qui étais passionné par la vie de la société, par la politique et par l’actualité, tu aurais adoré commenter, interminablement, tout ce que nous vivons depuis des années.
Mais tu n’es plus là. Outre les souvenirs, il me reste de toi une vieille photo, un peu abimée, sur ma cheminée. Notre jeunesse y est fixée pour l’éternité : heureux et sûrs de l’avenir, nous avons la vie devant de nous. Depuis, j’ai vieilli, mais toi pas. Curieusement, je suis, aujourd’hui, ton ainé.
Voilà Gilles, une partie de ce que je voulais te dire et ce que j’ai attendu trente ans pour te livrer.
Ah, une chose encore : j’ai eu de la chance de te rencontrer et d’être ton ami, même trop brièvement. Et une autre, quand même : je t’aime comme un frère disparu et tu me manques. Mais quand je pense à toi, aujourd’hui, je me remémore cette maxime maçonnique (encore un engagement que nous partageons, par-delà la mort): « le vrai tombeau des morts est dans la mémoire et le cœur des vivants ».
Un dernier mot, si tu le permets : je n’ai pas pu te dire « au revoir ! », et je l’ai toujours regretté.
Mais voici, l’occasion est là : au revoir Gilles, et, où que tu sois, que la nuit te soit douce !
Salut et fraternité, mon ami.
Claude
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