Après près de six mois de « calme », la France a, une fois de plus, été touchée par le terrorisme. Le drame de Carcassonne apparaîtra peut-être, dans l’avenir, comme ayant signé un douloureux réveil au principe de réalité : non, la défaite territoriale de Daech n’a pas entraîné la fin de la terreur ; oui, la menace reste intacte, même si elle a peut-être, légèrement diminué.
Je me trouve, ce matin, dans une situation désagréable. Je respecte l’Etat que j’ai servi vingt ans, je suis fondamentalement légitimiste et je soutiens ceux que le suffrage universel a porté au pouvoir et, surtout, je sais le dévouement et la qualité des femmes et des hommes qui contribuent, chaque jour, à notre sécurité, qu’ils soient policiers, gendarmes, militaires, ou qu’ils oeuvrent dans l’ombre qui entoure les services de renseignement. Je m’honore d’avoir été leur camarade et d’appartenir, modestement, à cette communauté.
Pourtant, certaines choses doivent être dites. Sans tomber dans la caricature et, surtout, sans sombrer dans ce marigot politicien dans lequel veuillent nous entraîner certains à droite et à l’extrême droite qui critiquent déjà, haut et fort la prétendue inaction du président de la République (quand ce n’est, pour ceux qui, du point de vue clinique, présentent les pathologies les plus intéressantes, sa «complicité » et sa « trahison »). Comme si, ses prédécesseurs avaient tous été, sur le plan antiterroriste, tellement mieux lotis. Oublie-t-on les attentats de 1985-86 à paris (cellule Fouad Saleh, actionnée par le Hezbollah pour le compte de l’Iran) ? Oublie-t-on les attentats « algériens » des années 95-96 ou la « cellule de Roubaix », quelques années plus tard ? Oublie-t-on Mohamed Merah, les frères Kouachi, Amédy Coulibaly ?
La France, depuis quelques années, a certainement fait des progrès dans sa perception de la menace et dans son analyse du risque (c’est-à-dire de la probabilité de voir la menace, d’ordre général, se concrétiser contre les ressortissants et intérêts français). Elle s’est également, dotée de l’un des arsenaux juridiques les plus complets et aiguisés d’Europe (au grand dam de tant de droits-de-l’hommistes…) Pourtant, des attentats continuent à se produire. Alors oui, bien entendu, on peut se gargariser en disant « oui, bon, il y a des morts et des blessés, c’est extrêmement regrettable, mais enfin, dans le même temps, nous avons empêché 10, 20 ou 30 attentats ». C’est vrai, mais lorsque le sang coule dans les rues, ce discours est indécent. Et inaudible. D’autant que, pour être de bon compte, il faudrait préciser qu’un certain nombre d’attentats ont été évités au moins autant par l’imbécillité crasse de leurs auteurs que par le travail des services compétents.
Ceci étant dit, que faire ?
D’abord, il faut en finir bien entendu avec les discours lénifiants stigmatisés sur les réseaux sociaux par le hashtag #yapasdefaille. Si, bien entendu, quand des Français sont tués, en France, de manière répétitive, par des auteurs motivés par la même idéologie et, pour beaucoup, « bien connus de la police », il y a une faille. Et même une assez grosse faille. Ou alors, les mots n’ont plus de sens.
Quand on prétend le contraire – probablement pour préserver les « services » et le moral de leurs membres -on insulte ceux-ci : Patrick Calvar ancien patron de la DGSI et Bernard Bajolet, qui veillait aux destinées de la DGSE avaient bien fait état, lors de leur audition par la commission d’enquête parlementaire, du terrible « sentiment d’échec » qui habitait la communauté du renseignement. Et, plus grave, on insulte une société qui n’est pas dupe et on donne des arguments à ceux qui sont prompts à hurler qu’on leur « cache tout » ou qu’on « les manipule ». Une option dangereuse, en cette ère de montée des populismes et de domination des réseaux sociaux sur lesquels le premier analphabète venu – sans parler des manipulateurs et autres escrocs - peut passer pour un stratège.
Ensuite, il faut arrêter de nous expliquer, régulièrement, que nous sommes en train de gagner la guerre contre le terrorisme. Nous ne la perdons pas, certes, mais nous sommes loin, très loin de la gagner.
Bien entendu, la perte de territorialité de Daech en SYRAK a désorganisé son appareil central et ses communications. Il en résulte une diminution de l’ampleur de sa propagande (mais pas, comme j’ai pu l’entendre hier dans la bouche de certains de mes estimables confrères, une disparition de celle-ci), d’où, une baisse du nombre d’attentats commis par des « djihadistes isolés ». D’où, aussi, la probable (soyons TRES PRUDENTS sur ce point) perte de capacités de conception, d’organisation et de projection de Daech sur l’Europe pour des attentats longuement préparés et exécutés par de véritables commandos entraînés, structurés et fortement armés, comme le 13 Novembre.
Mais cela ne signifie en rien que la guerre soit gagnée ou en passe de l’être. Loin de là.
Sous différents noms et avatars, Daech existe depuis 1998, à l’époque où il ne s’agissait que d’une insignifiante cellule terroriste jordanienne dont les membres pouvaient se réunir, peu nombreux qu’ils étaient, dans une cabine téléphonique. De cet état embryonnaire, le groupuscule est passé, quelques années plus tard, à une organisation capable de commettre des centaines d’attentats en Irak. Entre 2007 et 2010, elle était pourtant battue, laminée, écrasée au point que les Américains pouvaient décrire une organisation moribonde dont « 80% des dares étaient morts ou détenus ». Quelques années plus tard, elle passait de cet état de mort clinique à la proclamation du Califat et à l’établissement de son contrôle sur d’immenses étendues de Syrie et d’Irak, n’arrêtant sa progression qu’à quelques dizaines de kilomètres de Bagdad…. Alors, aujourd’hui, quand on nous explique que l’Etat Islamique est en voie de disparition, j’ai une légère tendance à hausser les épaules : wait and see….
Et au-delà du cas de Daech, il y a ce Moyen-Orient en feu, les tensions entre chiite set sunnites, la guerre au Yémen, les tensions au Bahreïn, les réformes du Prince Salman en Arabie saoudite - qui, à tout moment peuvent provoquer, par effet boomerang, une vague de terrorisme d’extrémistes mécontents de voir le pays évoluer vers la modernité. Il y a l’Egypte où l’Etat a virtuellement perdu le contrôle de la vaste péninsule du Sinaï, il y a la Libye où l’on n’entrevoit toujours de sortie de crise. Il y a le Sahel, où nous sommes depuis cinq ans avec, pour principal résultat d’y perdre des hommes dans une guerre presque oubliée et qui n’empêche pas les groupes djihadistes d’étendre leur influence et leurs actions hors des frontières du Mali et du Niger. Il y a le Pakistan et l’Afghanistan où, après plus de 16 ans de guerre (SEIZE ANS !!) la menace talibane et celle d’Al-Qaïda se voient aujourd’hui renforcée par celle de Daech en pleine expansion. Il y a, au Nigéria, Boko Haram qui ne se porte pas si mal, malgré les rodomontades de l’armée qui nous annonce, plusieurs fois par an, la déroute du terrorisme. Boko Haram qui opère désormais au Tchad, et vise plusieurs pays d’Afrique de l’ouest. Bref il y a, dans le monde musulman un immense tumulte qui n’est pas prêt de s’éteindre et, dans le monde arabe, un vaste mouvement de recomposition qui est loin d’être terminé. Et derrière ces multiples conflits, il y a dans le monde musulman, cette lutte à la vie à la mort entre l’archaïsme et la modernité, à laquelle se mêlent volonté de pouvoir et rancœur, sinon haine, contre un Occident perçu comme immoral, corrompu et prédateur, un Occident qui, de surcroît soutient les régimes honnis par les islamistes. Enfin, en France et en Europe il y a ce salafisme, vecteur de communautarisme, de divisions et de troubles graves qui, tout en restant fort heureusement minoritaire progresse sans cesse.
Tant que ces troubles et tensions perdureront – et ils dureront sans doute des dizaines d’années – le terrorisme prospérera. Certes, il y aura des périodes d’accalmie, mais la violence reviendra toujours. Et bien c’est cela qu’il faut dire, plutôt que chanter des victoires qui n’existent, au mieux, que sur le papier, sans hésiter à emprunter des accents churchilliens : « la guerre est là, elle nous est imposée, elle durera, nous souffrirons, nous aurons des victimes, mais nous nous battrons, nous défendrons notre mode de vie, notre démocratie et nos intérêts, oui, nos intérêts. Et nous soutiendrons nos alliés. Nous ne céderons jamais. Nous ne capitulerons jamais… »
Ce discours, au moins, pourrait fédérer une société qui se verrait alors non plus comme un agneau sacrificiel mené à l’abattoir mais comme une nation « en armes » contre la barbarie…
Enfin, un immense effort doit être fait, par les services compétents, en termes d’analyse. Si nous comprenons la menace, il est manifeste qu’un grave problème subsiste quant à la compréhension du risque et surtout, à l’évaluation des individus qui peuvent en être les vecteurs. Combien de temps encore la société tolérera-t-elle, attentat après attentat, que l’on répète que leurs auteurs « étaient connus, fichés « S », suivis par les services » mais que bon, voilà, on ne pensait pas qu’ils présentaient un danger imminent et que, pour le reste, c’est (presque) la faute à pas-de-chance ? Cet effort est vital car si un peuple ne guerre peut admettre que des femmes et des hommes tombent, il ne pourra jamais accepter que tout n’ait pas été fait pour empêcher le pire de se produire.
Un dernier mot. La tragédie d’hier nous donne un triste mais beau sujet de méditation : le sacrifice du Lieutenant-Colonel Arnaud Beltrame qui, en toute connaissance de cause, a accepté d’assumer, jusqu’au don suprême ce devoir envers la Nation auquel il s’était engagé. Un pur héros, dans la plus grande et la plus tragique tradition de l’armée française. Son sacrifice, bien entendu, fait honneur à la gendarmerie et aux armes de la France. Mais il nous oblige. A la lucidité et à une détermination sans faille.