Cela devait être une répétition des procès à venir pour les attentats du 13 novembre 2015 à Paris et du 22 mars 2016 à Bruxelles. C’est du moins comme cela que certains médias les vendaient. Pensez donc, pour la première fois, on allait voir, enfin, Salah Abdeslam dans un box. L’ennemi public numéro, le « chef logistique » des attentats, face à ses juges. Allait il rompre le silence qu’il observait deux ans ? Gravement, on s’interrogeait : allait-on, enfin, comprendre la mécanique ayant abouti à ces deux massacres – pour rappel, la plus importante tuerie, en France, depuis 1945 et l’attentat le plus grave de l’histoire de Belgique ? La question était sur toute les lèvres. Ou presque.
Pour Jawad Bendaoud, Mohamed Soumah et Youssef Aït Boulahcen, les attentes étaient (heureusement) plus modestes. Tout le monde était bien conscient qu’on ne jugerait là que de pâles comparses, des cinquièmes couteaux, des bras cassés qui n’ont participé ni à la préparation ni à la commission des attentats mais sont intervenus en bout de chaîne, procurant pour les deux premiers à Abdelhamid Abaaoud et à son complice Chakib Akrouh leur dernière planque, qui devait aussi devenir leur dernier domicile connu en ce monde, et s’abstenant, pour le troisième, de dénoncer un crime terroriste.
Eh bien non, rien ne s’est passé comme on s’y attendait. D’un côté on a eu droit à une triste pitrerie qui serait drolatique si, en filigrane, n’apparaissaient pas les victimes du 13 novembre et, de l’autre à un spectacle écourté, les acteurs faisant défaut. Mais un spectacle qui pourrait se terminer par la plus grave déroute de la justice belge depuis des lustres…
Le procès de Paris ne nous a, donc, rien appris. Rien que nous ne sachions déjà, en tous cas. Les accusés ont juré qu’ils ne savaient pas que ceux qu’ils logeaient étaient des terroristes recherchés. Et encore moins les survivants du 13 novembre.
On a du mal à les croire : on était trois jours à peine après la tuerie et le visage d’Abaaoud ‘était à la une des journaux du monde entier. Mais eux, ils ne lisent pas les journaux, n’écoutent pas la radio, ne regardent jamais la télévision. Alors, ils ne savaient pas. Défense attendue.
Cet exercice judiciaire a eu, néanmoins, le mérite, pour ceux qui l’ignorent, de jeter une lumière crue sur tout un pan de notre société, ces territoires oubliés – perdus ? – de la République où, aux côtés d’une masse de gens honorables qui respectent la loi, tentent, bon an mal an, de vivre décemment et d’élever leurs enfants en nourrissant pour eux l’espoir de jours meilleurs, gravitent des petits voyous décervelés, aux neurones bouffées par les stupéfiants, des garçons prêts à tout pour deux ou trois cents euros. Des garçons qui se foutent de tout et ne posent jamais de questions qui fâchent à condition d’y trouver leur compte. Dès lors, cacher des terroristes ? Pourquoi pas ? Le même genre d’hommes susceptibles, si l’occasion s’en présente, de fournir une arme pour un casse ou pour un attentat. Leur seule loi est celle du fric, vite gagné et vite dépensé. Tout de suite. Sans effort, sans travail. Ceux-là pourrissent ce qu’il est aujourd’hui coutume d’appeler « les quartiers » et les rendent invivables aux honnêtes gens qui, eux, se sentent trop souvent abandonnés par l’autorité publique.
Ce mode de vie, car c'en est un, fait de « débrouille », de « coups », d’arnaques et de petits trafics leur est devenu tellement habituel, « normal » que, même devant leurs juges ils ne se départissent pas de leurs réflexes et assument complètement leur désintérêt pour la société et ses drames.
Mohamed Soumah ? Il ne voulait que coucher avec Hasnah Aït-Boulahcen (la cousine d’Abaaoud) et empocher ses biftons. D’une pierre deux coups. Le beurre et l’argent du beurre. Avec la crémière en prime. D’ailleurs, il ne pose jamais de question. Il « rend service », c’est tout. De temps en temps, et toujours au mauvais moment, sa véritable nature refait surface. A un moment, lorsque la Présidente évoque le passage d’Hasna par un bureau de poste, où elle va récupérer le mandat envoyé depuis Bruxelles par les terroristes pour payer la planque d’Abaaoud, il semble se réveiller, alors que personne ne lui demande rien : « Les bureaux de postes, oui, moi aussi j’en ai braqués. On y trouve toujours de l’argent… » On doit se pincer pour y croire.
Quant à l’inoxydable Jawad Bendaoud, toujours à la hauteur de son propre personnage, il se lamente d’être « dans une merde internationale ». Ses projets d’avenir – on n’ose pas employer le mot de réinsertion : « je voulais ouvrir un nouveau point de vente de cocaïne. Mai qui voudra s’associer à moi, maintenant ? ». Les juges en sont restés médusés. Mais les deux prévenus ne sont que les tristes représentants de ces imbéciles, criminels à la petite semaine grâce auxquels les vrais grands truands et les terroristes prospèrent : fournisseurs de planques, de bagnoles ou d’armes, ils sont les (indispensables) petites mains de la grande criminalité. Sans être prophète, on peut penser que, quelque soit la peine qui les frappera on les retrouvera, à nouveau, dans le box des accusés, dans cinq ans, ou dix ans. Ce sont les abonnés de la correctionnelle, le tout-venant de la délinquance. Des minables….
A Bruxelles, c’était un autre spectacle. Et des faits d’une toute autre gravité. On y jugeait la fusillade du 15 mars 2016, rue du Driess, au cours de laquelle des policiers belges et français ont été blessés et un terroriste, Mohamed Belkaïd, l’un des coordinateurs des attentats du 13 novembre, a été tué. Tentatives d’assassinat avec la circonstance aggravante qu’elles furent commises dans un contexte terroriste, rien de moins. A la clé, une réquisition de vingt ans de prison pour les deux survivants.
Seulement voilà, les survivants en question n’ont pas joué le jeu. « On » -mais qui donc ? Pour ma part, avec quelques autres qui connaissent bien le dossier, cela fait deux ans que je répète qu’ils ne parleront jamais….- attendait des explications. Espoir déçu, une fois de plus.
Le premier, Sofien Ayari, a la mémoire qui flanche. Il ne « sait pas », ne « se souvient pas » ou parfois, plus simplement, refuse de répondre. On a trouvé ses empreintes et son ADN sur une Kalashnikov, y compris sur des pièces qui impliquent qu’il l’a démontée pour la nettoyer et qu’il l’a chargée. Une arme qui a tiré à huit reprises. Mais il ne se rappelle pas de cette arme, ni vraiment des autres, d’ailleurs. Elles étaient là, oui, mais il ne sait pas à quoi elles devaient servir et ce n’est pas lui qui les a amenées sur place. Il a à peine remarqué leur présence et ne les a pas employées. D’ailleurs, il n’a jamais participé à la préparation ou à la réalisation d’un attentat. Il était là « comme ça », il « attendait ». Quoi ? Ce n’est pas très clair, « de rentrer en Syrie », apparemment. Mais s’il n’a rien fait et voulait simplement rentrer en Syrie, on comprend mal pourquoi il l’a quittée et a entrepris ce long et dangereux voyage qui l’a amené en Belgique avec les principaux protagonistes et certains des organisateurs du 13 Novembre et du 22 mars. Mais là-dessus non plus, il ne s’expliquera pas.
Pour Salah Abdeslam, c’est encore plus simple. Il ne se lève pas pour l’interrogatoire d’identité, se dit « fatigué » par le trajet nocturne depuis Fleury-Mérogis et se contente d’une brève déclaration : il ne reconnait pas la légitimé du tribunal, n’a pas peur de la Présidente, « de ses alliés et de ses associés » et n’a à répondre de ses actes que devant «son seigneur », Allah. D’ailleurs s’il est là, c’est uniquement, croit-on comprendre, parce que « les musulmans » sont persécutés en Europe. Point final.
Alain Grignard, commissaire de police à l’antiterrorisme, professeur d’islamologie à l’université et l’un des meilleurs spécialistes du djihad, de son idéologie et de ses filières en Europe, commente : «Il ne reconnaît pas la loi des hommes. Dieu est son seul maître. Et surtout, il insiste sur la victimisation des musulmans. Il a, en quelque sorte, commis un attentat : un attentat, c’est commettre une action pour avoir une réaction ou un influx psychologique chez son adversaire, tout en stimulant ses sympathisants. Salah Abdeslam a, en plus, joué sur la fragmentation de la société, en plaçant d’un côté, les musulmans discriminés et de l’autre, le reste de la société. Il a choqué et c’est une forme d’attentat, vu toute la théâtralisation de ce procès…Comme les détenus de Guantanamo. Il est devenu un « surmusulman ». C’est d’ailleurs sa seule porte de sortie, l’au-delà… » Je partage, mot pour mot, cette analyse.
Pour le reste, il se taira et ne viendra même plus assister au deuxième jour du procès.
Le coup de théâtre, il y en eut quand même un, vint de sa défense. As du barreau, surnommé par certains « le petit prince de la procédure », Sven Mary, avocat d’Abdeslam soulève deux arguments principaux. Le plus aisé à balayer consiste à nier le contexte et le caractère terroristes des faits. On ne juge à Bruxelles ni les attentats du 13 novembre ni ceux du 22 mars, mais une « simple fusillade », dune extrême gravité, certes, mais presque banale, comme il s’en produit régulièrement entre truands et policiers. L’affaire ne peut pas être terroriste, entre autres parce que le procès du 13 novembre et celui du 22 mars n’ayant pas encore eu lieu, la seule présomption, en ce qui concerne son client, doit être son innocence : il n’a pas encore, judiciairement parlant, été reconnu comme terroriste.
Le moyen de défense principal, cela étant, est beaucoup plus gênant pour l’accusation. C’est un vice de procédure.
La loi belge fixe de manière stricte l’utilisation des langues (français ou néerlandais) dans la procédure judiciaire. Un juge rattaché à un tribunal doit s’exprimer exclusivement dans la langue de celui-ci. Or, le doyen des juges d’instruction qui désignera puis dessaisira le premier juge ayant à connaître des faits après l’arrestation d’Abdeslam, le 18 mars, était rattaché au tribunal néerlandophone de Bruxelles. Il devait donc écrire en flamand mais c’est c’est en français qu’il rédigera les ordonnances de saisine et de dessaisissement. Un détail. Qui peut sembler risible, mais en s’en servant pour défendre son client, Sven Mary est pleinement dans son rôle d’avocat. Il estime donc que l’ensemble du dossier doit être frappé de nullité et être déclaré irrecevable.
Il y a, malheureusement, des précédents et ils vont dans son sens. Le plus grave serait que, si le tribunal le suit, c’est non seulement l’affaire de la fusillade qui passerait à la trappe mais peut-être aussi une grande partie, sinon l’ensemble, de l’instructions des volets belges des attentats du 13 novembre…. Un véritable Tchernobyl judiciaire.
On n’en est pas là, et les juges s’en tireront peut-être en arguant du fait que la faute, qui existe, ne touche que des pièces de formes et pas le fond du dossier, mais quoi qu’il en soit, la suite est déjà écrite : il y aura, quelque soit le jugement un deuxième procès, en appel et, certainement, un recours en cassation (sauf si Abdeslam et Ayari se désistent de ces deux actions, mais on voit assez mal pourquoi ils feraient ce cadeau à une justice qu’ils ne reconnaissent pas….) L’affaire de la rue du Driess n’a pas fini d’empoisonner les tribunaux….
Sur les réseaux sociaux, on a beaucoup critiqué Sven Mary pour cette argumentation. Je suis loin d’être membre de son fan club, mais, à mes yeux, il n’a fait que son travail d’avocat.
La faute est du côté de la justice. Quand on instruit les faits terroristes et criminels les plus graves de l’histoire d’un pays, on n’a pas le droit à l’erreur. Le diable, on le sait, se niche dans les détails et de cette nouvelle histoire belge, la magistrature de ce pays ne sortira pas grandie.