Ce lundi soir, le bilan de la tuerie de Las Vegas – malheureusement toujours provisoire – était de 58 morts et 406 blessés. Quelques heures après l’attentat, l’agence « officielle » de l’Etat Islamique, Amaq, publiait un communiqué revendiquant l’attaque commise par un soldat du Califat, formule pouvant désigner un sympathisant de Daech ayant spontanément répondu aux appels de l’organisation. Cette revendication intrigue et suscite un certain scepticisme, dans les médias comme chez les autorités américaines. Je n’ai, en ce qui me concerne, aucune certitude mais je voudrais livrer ici quelques éclaircissements et une tentative d’analyse.
D'abord, éliminons ce qui est le moins important : les dénégations des autorités américaines. Il faut se garder d’interpréter trop hâtivement ces déclarations. Dans un point de presse, l’agent spécial Aaron Rouse, chef du bureau du FBI à Las Vegas déclarait hier : « Jusqu’à présent, nous n’avons établi aucune connexion avec un groupe terroriste international » (« We have determined, to this point, no connection with an international terrorist group »). Les mots importants sont ici, à mon sens, jusqu’à présent : l’enquête en est à ses débuts et il est possible que de nouveaux éléments apparaissent dans les heures ou jours à venir, qui permettraient de conclure dans un sens ou dans l’autre. Par ailleurs, on ne peut ignorer que la politique d’attribution de responsabilité d’un acte criminel à un groupe donné par le FBI est très stricte, voire rigide : pour lier le tueur à une mouvance ou à une organisation, le Bureau a besoin d’éléments concrets établissant des contacts presque « physiques » entre un individu et le groupe. La seule chose que l’on puisse dire à ce stade est que ces éléments, s’ils existent, n’ont pas encore été découverts.
Venons-en maintenant à la personnalité du tueur et aux conditions de son passage à l’acte : Stephen Paddock, 64 ans, et un ancien expert-comptable qui, d’après son frère, aurait fait fortune dans l’immobilier et serait ainsi devenu « multimillionnaire ». Il est également décrit comme « gros joueur » (en casino) et n’ayant aucune affiliation politique ou religieuse.
La préméditation de la tuerie, elle, ne fait aucun doute : l’individu est arrivé au Mandalay Bay Hotel and Casino quelques jours avant le concert qu’il a visé et a stocké dans sa chambre du 32ème étage une vingtaine d’armes automatiques et semi-automatiques (le chiffre exact serait de 19) et des réserves considérables de munitions. Deux de ces armes étaient montées sur trépied pour assurer leur stabilité (on parle alors de « plateforme » ou de « station » de tir). Il a ouvert le feu à un peu plus de 300 mètres, tirant des centaines de cartouches, utilisant à tour de rôle deux fenêtres pour couvrir un très large angle de tir et faire le maximum de victimes. Selon la police il aurait mis fin à ces jours peu avant l’irruption du SWAT dans sa chambre. Lors d’une perquisition à son domicile une vingtaine d’autres armes et des milliers de munitions auraient été découvertes.
Trois de ces éléments sont interpellant. L’âge de Paddock, d’abord. Si on trouve, en zone irako-syrienne, dans le Sahel, en Afghanistan ou en d’autres terres de djihad des « combattants » âgés, aucun de ceux qui ont frappé en Occident depuis deux ans n’approchaient de la soixantaine, loin de là. La condition sociale de l’intéressé ensuite : on est loin du (ou « des ») profils auxquels on s’est habitué depuis janvier 2015 : radicaux connus, anciens délinquants, marginaux et déclassés pour la plupart. Le suicide enfin : Daech prescrit à ses volontaires d’attendre les forces de sécurité et de chercher la mort au combat (ou de se livrer à des actions « kamikazes ») mais interdit totalement le suicide (sauf, semble-t-il, si l'auteur est en possession d'informations importantes qui pourraient lui être arrachées et nuire à l'organisation…)
Reste que Daech a bel et bien revendiqué le massacre et que le groupe n’a jamais été surpris à s’attribuer une action avec laquelle il n’avait aucun lien, même ténu : il s’agit parfois d’un simple message d’allégeance « posté » sur une messagerie telle que Telegram. Certes, dans le passé, on a pu constater que l’EI exagérait dans certaines revendications ou commettaient des erreurs factuelles. Ainsi, après l’attentat commis le 20 avril 2017 sur les Champs-Elysées par Karim Cheurfi (et qui avait coûté la vie au policier Xavier Jugelé) Daech, dans sa revendication, avait utilisé un pseudonyme (Abou Youssouf al Belgiki) qui n’était manifestement pas celui du tueur. Et lors des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, la première revendication de l’EI évoquait une attaque supplémentaire – dans le 18ème arrondissement – qui n’avait qui n’avait jamais eu lieu.
Pour autant, répétons-le, à ce jour, jamais de mensonge pur et simple, même s’ils étaient faciles. Un exemple très récent : un attentat à l’arme blanche et à la voiture bélier a eu lieu le 1er octobre à Edmonton (dans la province de l’Alberta, au Canada), on a retrouvé dans la voiture du suspect un drapeau de Daech… Eh bien, le groupe n’a pas revendiqué cet attentat, ce qu’il aurait pourtant pu faire sans grand risque d’être démenti.
La revendication elle-même a pris une forme assez particulière et inhabituelle. Dans un premier message, Daech évoque un soldat du Califat . Dans une deuxième communication, elle précise que l’intéressé s’est converti récemment à l’islam et, enfin, dans un troisième message, elle précise son nom de guerre (la Kunya): Abu Abd al-Barr al-Amriki. Un véritable « teasing », donc, qui augure, peut-être de publications ultérieures apportant des faits nouveaux.
Passons à la discussion. Quels sont les éléments qui permettent de douter de cette revendication ? Il y en a quatre : le profil de l’auteur (son âge et sa situation sociale), l’absence de conviction affirmée par son frère, l’absence de « preuves » de ses liens avec Daech (pas de message, pas de photos, pas de traces de communications...) et son suicide, contraire, je l’ai dit, à l’idéologie de Daech. Encore ce dernier point doit-il être relativisé : chacun admettra qu’un homme qui planifie soigneusement une tuerie de masse et l’exécute froidement, assassinant des dizaines de personnes et en blessant des centaines d’autres, n’est pas « normal ». Il peut donc tout à fait, à un moment ou l’autre, « déraper » et agir d’une manière imprévisible et contradictoire à ce qu’il dit (et pense) être.
Quels sont les éléments qui, au contraire, accréditent la validité de cette revendication ? J’en vois trois. D’abord, en mai dernier, dans une vidéo diffusée sur des réseaux sociaux, Daech avait expressément désigné Las Vegas comme étant une cible « légitime » et même « désirable »; ensuite l’organisation a diffusé plusieurs messages, depuis des mois, recommandant à ses sympathisants américains de profiter de la législation américaine sur les armes pour se procurer les moyens d’agir et de commettre des tueries d’une ampleur plus difficile à atteindre en Europe; enfin, je l’ai souligné, Daech ne nous a pas habitué aux fausses revendications. On voit mal, du reste, quel serait l’intérêt de l’EI à une telle imposture. L’Etat islamique n’a guère besoin de publicité : malgré sa situation difficile sur le terrain, il ne manque pas de sympathisants qui, régulièrement, passent à l’acte. Certains de ces attentats sont sophistiqués et complexes (Manchester, Barcelone, Londres) d’autres sont low cost (Marseille…) mais tous participent à maintenir cet état de terreur qui frappe nos sociétés de plein fouet depuis le début de 2015. Pourquoi, dès lors, prendre le risque d’un mensonge d’autant plus grossier et facile à démontrer que le profil du tueur, on l’a dit, est « hors catégories » ?
Reste que, cette revendication est peut-être, en effet, mensongère. Deux hypothèses dans ce cas. La première est la plus simple : subissant de sérieux revers en zone irako-syrienne, le groupe terroriste serait désormais prêt à tout pour faire parler de lui. Mais je viens de le signaler, il n’en a pas besoin. La deuxième explication est plus machiavélique mais serait bien dans l’ordre des choses pour une organisation qui a poussé à son paroxysme le concept de « terrorisme » et qui n’a jamais cessé de nous surprendre depuis l’attentat du Musée juif de Bruxelles en 2014: il s’agirait non pas d’un « mensonge » mais bien d’une « ruse de guerre », d'une opération de déception destinée soit à pousser les Etats-Unis à envoyer des troupes au sol (ce qui donnerait une nouvelle dimension à la guerre) soit à provoquer des réactions anti-musulmanes violentes, réactions qui pourraient permettre, peuvent espérer les stratèges qui entourent le « Calife » al-Baghdadi, de radicaliser une frange de la communauté musulmane américaine et favoriserait de nouveaux recrutements.
Alors, quelle est la bonne réponse ? Je vais décevoir ceux qui ont eu la patience de me suivre jusqu’ici, mais c’est simple : je ne sais pas. Et je pense qu’à l’heure où j’écris ces lignes, aucun « spécialiste » sérieux ne peut affirmer honnêtement qu’il « sait ». L’expertise ne fournit pas de boule de cristal ou d’instruments divinatoires : elle impose la rigueur intellectuelle et la modestie. Elle consiste en un effort d’analyse objective qui est toujours difficile et s’avère parfois frustrant. C’est cet effort que j’ai voulu partager ce soir.
Ma seule certitude est que nous « saurons » bientôt. Et qu’aucune surprise n’est exclue….