Mardi 26 mars, vers 14h30, un incident violent opposait, sur l’autoroute A8 (Lille-Tournai-Bruxelles) un individu au volant d’un véhicule 4x4 de marque Nissan et des membres des forces spéciales de la police belge qui l’avaient pris en filature.
Sommé de s’arrêter par les policiers qui souhaitaient procéder à son interpellation, le conducteur du 4x4 refusait d’obtempérer puis tentait de percuter l’une des voitures banalisées de la police avant d’ouvrir le feu. Les policiers ripostaient et le suspect, un Franco-Algérien de 39 ans répondant au nom de Hakim Benladghem était tué par les tirs en retour.
Dans les heures qui suivaient, les médias belges annonçaient que l’homme pouvait être lié à des activités terroristes.
Dans la soirée, des sources proches du Parquet fédéral belge (compétent pour les affaires de terrorisme et de criminalité organisée) informaient l’ESISC que Benladghem était bel et bien suspecté d’être un terroriste et que son profil était « similaire à celui du Français Mohamed Merah », qui sema la mort à Toulouse et Montauban en mars 2012 : un terroriste solitaire, avec un passé criminel et embarqué dans un « djihad individuel ».
Dans la journée du mercredi 27 mars, d’autres informations étaient communiquées aux médias : Benladghem avait fait l’objet d’une surveillance depuis la fin de 2012, suite à un signalement de la DCRI[1] qui le suspectait d’être lié à un réseau terroriste en France. De plus, le 21 mars, il aurait été l’auteur du braquage d’un restaurant de la banlieue de Bruxelles, accompagné de deux complices – les frères M.
But de l’opération : se procurer des armes détenues par le propriétaire des lieux.
Par ailleurs, la perquisition effectuée dans la soirée du 26 mars au domicile bruxellois de Benladghem menait à la découverte d’un arsenal des plus impressionnants : plusieurs pistolets mitrailleurs, des fusils-à-pompe haut de gamme, des casques tactiques dont l’un au moins équipé d’un dispositif de vision nocturne, des gilets pare-balles, un bouclier blindé en acier d’une quarantaine de kilos utilisé par les forces spéciales pour se protéger lors d’un assaut, etc.
On notera que les armes et équipements saisis étaient tous neufs et hautement sophistiqués : du matériel exclusivement réservé aux unités spéciales des services de police et de l’armée, impossibles à se procurer dans le commerce et très difficiles à trouver au marché noir.
C’est en raison de l’existence de ce matériel sophistiqué que la police, bien informée, avait décidé de tenter d’arrêter le suspect hors de chez lui : pas question de répéter le siège de plus de trente heures qui avait été l’épilogue de la cavale sanglante de Mohamed Merah ni de mettre en danger la sécurité des personnels.
1) Benladghem était surveillé depuis 2008, pas depuis 2012…
Des sources proches du renseignement français, des autorités judiciaires belges et de plusieurs services de renseignement du Moyen-Orient nous permettent aujourd’hui d’être nettement plus précis quant au « profil » d’Hakim Benladghem.
Deux éléments essentiels en ressortent : d’une part, l’homme pourrait bien ne pas être aussi « isolé » qu’on le dit et d’autre part, c’est au moins depuis 2008 qu’il avait attiré l’attention des services de sécurité de plusieurs pays.
1.1. 2008 : Benladghem tente de pénétrer à Gaza
Au printemps 2008, Hakim Benladghem aurait tenté, à au moins trois reprises, de pénétrer dans la Bande de Gaza par sa frontière égyptienne. A chaque fois, il était refoulé par la police et, lors de sa dernière tentative, le 6 avril 2008, il était interpellé et placé en garde-à-vue. On trouvait alors en sa possession deux gilets pare-balles, plusieurs cagoules, un masque à gaz, un ordinateur portable et divers autres objets.
Ce voyage en Egypte avait été précédé par une intense préparation. Son frère, Farid, voyageait alors au Moyen-Orient et semble s’être installé dans la Bande de Gaza. Or, en l’espace de sept jours, on a téléphoné 149 fois à Hakim Benladghem depuis deux numéros de téléphone portables dont les indicatifs correspondent à Gaza[2].
Revenu dans l’hexagone, Benladghem était immédiatement placé sous surveillance par les services de renseignement français qui le mettaient sur écoute.
1.2. Relations avec des djihadistes présumés
Des écoutes et des interceptions de correspondance électronique – le suspect utilisait plusieurs téléphones et au moins une dizaine d’adresses de messageries différentes - il ressortait qu’il était en relation avec des personnes déjà « ciblées » dans le cadre d’autres enquêtes sur la mouvance djihadiste ou que, du moins, il les connaissait. Citons entre autres Farouk Ben Abbes, Youssef el-Mourabit, Jean-Michel Clain, Fabien Clain et Kamel Bouchentouf.
Ces cinq personnes ne manquent pas d’intérêt :
Farouk Ben Abbes, de nationalité belge, avait, lui aussi, vécu dans la Bande de Gaza en 2008-2009. Mais en mai 2009, il était interpellé au Caire en même temps que six autres personnes (dont une femme d’origine albanaise) dans le cadre de l’enquête ouverte après l’attentat du 22 février 2009 au Bazar de Khan el-Khalili[3]. Lors de son interrogatoire, Ben Abbes, considéré comme un membre de Jaish al-Islam[4], avouait avoir préparé un attentat contre la salle de spectacle parisienne Le Bataclan, où avait eu lieu, en janvier 2007, un concert de soutien aux gardes frontières israéliens. Revenu en France, Ben Abbes sera inquiété, en 2010, dans le cadre de l’enquête sur le forum djihadiste Ansar al-Haqq (« Les partisans de la vérité ») et passera plus d’un an en préventive.
Youssef el-Mourabit a été impliqué, en 2011, dans le procès des « filières afghanes » franco-belges dirigées, entre autres, par l’activiste belge Malika el-Aroud.
Fabien Clain, un converti français, a été mis en examen et condamné le 9 juillet 2009, par la 14ème Chambre Correctionnelle du Tribunal de Grande Instance de Paris pour avoir été l’un des organisateurs d’une « filière toulousaine » qui tentait d’envoyer des volontaires combattre en Irak (on notera que les frères Merah, bien qu’ils n’aient pas été inquiétés à l’époque, gravitaient autour de ce réseau…)
Jean-Michel Clain, frère du précédent a été considéré comme un membre de cette mouvance[5].
Kamel Bouchentouf (originaire de Longwy, il s’était installé en 1999 à Nancy, ville où est né et a résidé Benladghem…) a été arrêté, en 2007. Suspecté d’avoir préparé des attentats en France, notamment contre un consulat américain, la base du 13ème Régiment de Dragons Parachutistes (13ème RDP) de Dieuze, la préfecture de Meurthe et Moselle et un restaurant de la chaîne McDonald’s. Il a prétendu avoir été un informateur de la DST, ce qui a été formellement démenti par ce service.
1.3. Nombreux voyages et installations en Belgique
Benladghem semble travailler assez peu mais avoir beaucoup voyagé dès 2007, entre autres en Angleterre, en Norvège, en Italie, en Suisse, en Syrie (où il se fera délivrer un visa pour l’Inde, en septembre 2007, par l’ambassade de New Delhi).
C’est probablement son aventure égyptienne et la surveillance dont il sait être l’objet en France (ainsi qu’en témoignent plusieurs conversations téléphoniques avec son frère) qui le pousseront à passer la frontière et à s’installer en Belgique, où il élit domicile, en janvier 2009, au 9 rue de la Courtoisie, à Anderlecht, une commune de la capitale belge.
2) Dès 2009, il est placé sous surveillance par les autorités belges…
Les services français continuent à s’intéresser de très près à lui et informent alors leurs homologues belges. Dans les mois qui suivent, la juge d’instruction Isabelle Panou ouvrira un dossier d’instruction à la demande du Parquet Fédéral[6].
2.1. Nouvelles écoutes
En Belgique, il fait à nouveau l’objet d’écoutes. Celles-ci sont révélatrices.
Le 28 mai 2009, il a deux conversations téléphoniques avec son frère (à 14h25 et 18h25) ; il y évoque l’attentat de Khan el-Khalili et l’arrestation des sept suspects par la police égyptienne.
De plusieurs des échanges interceptés il ressortait qu’en avril et mai 2010, Benladghem cherchait à se procurer du matériel paramilitaire.
Toujours en mai 2010, il envisage de faire un voyage en Algérie, mais prudent, il téléphone (le 26 mai à 16h24) à l’un de ses oncles, qui travaille dans la police algérienne et lui demande de vérifier s’il est fiché par la DGSN ou le DRS[7].
Dans d’autres conversations avec son frère, il se plaint de la surveillance dont il pense (à raison…) être l’objet. Le ton est violent : « Ces fils de pute, ils pensent qu’avec leur méthodes ils peuvent contrer la détermination de ceux qui sont capables de verser leur sang pour Allah […] Ils goûteront le feu de l’enfer »…
2.2. 2010 : perquisition et interrogatoire
En Belgique, le calme sera de courte durée. Le 17 juillet 2010, le domicile de Benladghem est perquisitionné et il est interpellé et emmené au siège de la police fédérale où il sera entendu pendant une dizaine d’heures.
Audition décevante, nous affirment nos sources. Très maître de lui et parlant peu, Benladghem ne reconnaît rien : il n’a jamais tenté d’entrer à Gaza, il ne connait aucune des personnes dont on lui cite le nom – de toute façon, dit-il, « je suis une personne solitaire qui ne fréquente personne » - ; il n’a jamais utilisé les adresses de messageries qu’on lui soumet. D’ailleurs, il affirme qu’il « ne se souvient pas de ce qu’il a fait entre novembre 2007 et mai 2009 » : « c’est trop loin, je n’ai de souvenirs qu’à partir de l’année 2009…. » ( !) Il ne se rappelle donc pas de la durée de son séjour en Syrie, en 2007…
Interrogé sur les nombreux coups de téléphone reçus de Gaza en février 2008, il affirme « n’avoir jamais été contacté depuis un téléphone israélien ». Il ajoute que le numéro de portable français qui aurait reçu ces appels n’est pas le sien. C’est d’autant plus curieux qu’il vient de reconnaître, quelques minutes plus tôt, que ce même numéro[8] avait été activé en Norvège en janvier 2008 alors qu’il « y cherchait un emploi ».
Aux agents de l’antiterrorisme belge, il se présente comme « chauffeur routier international » et dit gagner « environ 2000 Euros par mois ». Etant donné qu’il paie un loyer d’un peu plus de 500 euros et a un remboursement de crédit de 1000 Euros, il est dès lors difficile de comprendre que le solde de son compte en banque s’élève à un peu plus de 21 000 Euros[9] et qu’il possède 50 000 Euros en liquide déposés dans un coffre[10]. Il fait tout, d’ailleurs, pour cacher ce dernier élément : lorsqu’on l’interroge sur la clé de ce coffre trouvée à son domicile, il tente de noyer le poisson en expliquant que cette clé est celle « d’un vieux coffre dont il s’est débarrassé… ». Plus tard, il affirmera que ces sommes sont le résultat de ses « économies ».
On ne trouvera d’ailleurs pas qu’une clé de coffre lors de cette perquisition, mais aussi deux cartes d’accès à l’aéroport de Francfort (qu’il dit avoir utilisées dans le cadre de ses activités de chauffeur routier), plusieurs téléphones portables et des cartes SIM belge, française, britannique, marocaine et algérienne.
3) Beaucoup de questions sans réponses
Malgré les questions précises qui lui sont posées, Benladghem ne se démonte pas. Par ailleurs, on ne trouve chez lui ni armes ni explosifs. Il est donc remis en liberté et finira même par récupérer une partie de l’argent saisi.
En 2010, comme le révélaient ce matin les quotidiens « Vers l’Avenir » et « Het Laatste Nieuws », il fréquente assidument une salle de sport et, en un an, à raison d’une séance par jour, cet homme mesurant 1m75 pour 110 kilos se taille un corps d’athlète. Il prend également des cours de plongée sous-marine. Tout semble indiquer qu’il se prépare à l’action.
Mais la police le tient toujours à l’œil. Lorsque ses complices dans le braquage d’un restaurant, le 21 mars, sont interpellés et le « balancent », la décision est prise de l’arrêter. D’autant que les enquêteurs ont des informations qui leur font penser qu’il est prêt à passer à l’acte.
La mort de Hakim Benladghem laisse ouvertes de nombreuses questions auxquelles il faudra maintenant répondre :
L’homme est-il vraiment un « isolé » ou est-il membre, comme son parcours semble l’indiquer, d’un réseau voire d’une organisation ?
A-t-il des complices prêts à passer à l’action en Belgique ou en France ?
Comment un homme qui ne travaillait, apparemment, pas depuis des années a-t-il pu se procurer 70 000 Euros ?
Quelle était la motivation de ses nombreux voyages, en Europe comme en Syrie ? On sait qu’en 2007, ce dernier pays était l’un des points de passages des moudjahidin souhaitant participer au djihad en Irak…
Où s’est-il procuré des armes réservées aux forces spéciales ?
Que comptait-il en faire ? Etaient-elles destinées à ses propres actions ou à un groupe ? Et lequel ?
Quelles cibles visait-il ? Son périple vers Gaza et ses liens possibles avec Jaish al-Islam permettent de penser qu’il comptait s’attaquer à des intérêts israéliens ou à la communauté juive.
[1] Direction Centrale du Renseignement Intérieur, le contre-espionnage et service de sécurité intérieur français.
[2] 45 fois, du 2 au 4 février à partir du 972599197502 et 104 fois, entre le 4 et le 9 février à partir du 972598257773. « 972 » est le préfixe d’Israël et « 59 » celui d’un réseau cellulaire à Gaza.
[3] L’attentat visait un groupe de lycéens de Levallois-Perret, en voyage scolaire au Caire. La Française Cécile Vannier, âgée de 17 ans, était tuée et 24 autres personnes blessées.
[4] Jaish al-Islam, aussi connue sous le nom de Brigade Tawhid et Djihad, est une petite organisation terroriste gazaouite proche de l’idéologie d’al-Qaïda.
[5] Paris-Match, 19 juillet 2012
[6] Dossier 17/2010 faisant suite à la notice FD.35.97.00006/2009 du parquet fédéral.
[7] DGSN : Direction Générale de la Sûreté Nationale ; DRS : Département du Renseignement et de la Sécurité.
[8] Le 0619489508.
[9] Compte ING 363-4451097-01.
[10] Coffre numéro 982, ouvert dans une agence de lma BNP-Paribas de la Chaussée de Gand, à Anderlecht. .
Publié sur www.esisc.org