Depuis la soirée du 14 janvier qui vit l’annonce du départ inattendu du Président Ben Ali, mettant fin à 23 années de règne sans partage par une cavale honteuse qui le rabaisse soudain au rang de braqueur de banque, le monde est tétanisé par la vague de fond qui secoue – ou semble secouer – le monde arabe.
Toujours amoureuse des idées simples et des slogans creux, la presse, dans son immense majorité, se gargarise de la légende et de l’avenir de la Révolution dite « du Jasmin » dont il ne faudrait surtout pas, nous assène-t-elle, que le peuple soit frustré des bénéfices. Curieux romantisme de barricades qui veut que tout ce qui vient de la rue soit beau, juste et, pour tout dire, sacré. C’est oublier un peu vite que, ces 250 dernières années, si l’on excepte les cas notables des révolutions française et américaine (et encore, en ce qui concerne la France, le chemin qui va de 1789 à 1871 fut long, douloureux et sanglant), le peuple a toujours et partout, et singulièrement dans le « tiers monde », été frustré des fruits des sacrifices auxquels il avait consentis pour mettre bât un régime honni.
On voit mal au nom de quelle immanence ou de quelle règle nouvelle il en serait autrement en Tunisie.
Toujours courageuse quand les vents deviennent mauvais – il suffit pour se convaincre qu’il y a là une règle quasi absolue de relire quelques pages de ces hommes immenses que furent Winston Churchill et le Général de Gaulle, qui, hélas, n’ont pas d’héritiers politiques et moraux – la classe politique fuit en rangs serrés. Ben Ali ? Vous avez dit Ben Ali ? Connais pas, jamais rencontré, on s’est toujours méfié de lui, ou alors non, on ne savait pas. Hier, l’homme était « l’ami » de bien des pays européens (et pas seulement de la France !), aujourd’hui, on se félicite du départ du Tyran. S’il avait le moindre doute sur la nature humaine, M. Ben Ali a dû le perdre en quelques minutes dans la soirée du 14 janvier. Les moins ridicules ne furent pas les socialistes : l’Internationale socialiste a exclu Ben Ali et son parti quasi unique le lendemain de sa chute (avant, c’eut été impoli, voir risqué…) et, depuis, ils nous donnent urbi et orbi des leçons de morale d’une grande portée jugeant sévèrement le « soutien » apporté à un « dictateur ».
Ni la Tunisie ni le « monde arabe » et ses problèmes ne méritent cet aveuglement et cette lâcheté.
M. Ben Ali n’était certainement pas le plus grand démocrate que cette terre ait porté mais il ne fut certes pas le dictateur pervers que l’on se plait à décrire aujourd’hui : il a modernisé son pays, a protégé et développé les droits et libertés des femmes, a éduqué la jeunesse et créé une classe moyenne robuste. S’il est tombé ce n’est pas, n’en déplaise aux éditorialistes de la rive gauche, parce qu’il avait bafoué les libertés intellectuelles de quelques-uns (dont beaucoup vivant dans les mirages de cette même rive gauche), mais parce qu’il a laissé le clan criminel de sa deuxième épouse, les Trabelsi – aimablement surnommés à Tunis les « Sopranos », allez savoir pourquoi ! – racketter l’économie et piller les classes moyennes qui étaient sa base sociale. Et puis, bien entendu, il y trop de propagande, trop d’ubuesque mise en scène d’adhésion populaire, trop de distanciation avec la réalité. Et trop de hogra, ce mot arabe que l’on traduit par mépris et qui dépeint le sentiment souvent ressenti par les Arabes face à leurs maîtres. Mais un mépris qui conduit au désespoir.
Le pire n’est jamais certain (mais, enfin, il se produit souvent) et le plus probable en Tunisie est que l’Islamisme politique de M. Rachid Ghannouchi et de ses « Frères Musulmans » ne se taille, dans les mois à venir, une part de lion.
Face à d’anciens complices du Président recyclés, de manière presque risible, en « Résistants », face à une opposition légale peu organisée et discréditée d’avoir si longtemps accepté de jouer les faire-valoir du pouvoir, les Islamistes sont le seuls à pouvoir se targuer de n’avoir jamais, ni de près de ni de loin, été associés, depuis l’indépendance, au pouvoir et à ses errements. Cette « pureté » (qui n’est bien entendu qu’un leurre, on le découvre vite quand ils arrivent au pouvoir…) et le climat ambiant dans le monde arabo-umsulman devrait leur rapporter gros.
Il demeure, il est vrai, une inconnue : la société tunisienne est profondément laïque et ceci est à mettre au crédit de M. Ben Ali qui a continué la politique intelligente et éclairée du père de l’indépendance, Habib Bourguiba. Elle a donc, sans doute, de grandes capacités de résistance à l’aventure intégriste. C’est, en tous les cas, ce qu’on lui souhaite.
Mais de Tunisie, le malaise nous dit-on s’est propagé à l’ensemble du monde arabe, comme semble le prouver ce qui se passe aujourd’hui au Caire. A nouveaux, les éditorialistes entrent en scène; mettez dans le réservoir de votre stylo-plume la Tunisie, l’Egypte, l’Algérie, le Yémen et le Liban, secouez bien et il en sortira toujours une idée forte qui vous permettra de tenir vos deux minutes sur un plateau de télévision.
Il y a effectivement une crise dans le monde arabe, ou plutôt des crises.
Si certains pays, comme le Maroc ou les Etats du Golfe, ont bâti, autour d’un pouvoir légitime (mais souvent vilipendés par notre presse aveugle et simpliste) et reconnu comme telle par l’immense majorité de leur population des régimes solides – même s’ils ne sont pas immunisés, en cette période de crise, contre la révolte - d’autres ont semé les graines de la violence.
Qu’on pense à l’Algérie qui pourrait être le plus riche pays d’Afrique et qui est aux mains d’une kleptocratie méprisable qui la pille, qu’on pense à la Libye et à son dictateur qui fait penser à un clown triste, qu’on pense au Liban et à l’Irak, otages de l’Iran et de ses clients locaux (encouragés par nos trahisons et nos erreurs), qu’on pense au Yémen rongé par le tribalisme et l’incompétence de ses dirigeants.
Partout, la crise menace, partout, la crise est là avec ses tentations violentes et les drames qui peuvent en résulter et qui seront encore pire que les injustices que l’on prétend corriger, comme on le vit en Iran en 1979.
Mais partout aussi des hommes et des femmes, des intellectuels et des gens simples et justes se battent, difficilement pour le progrès social et intellectuel – ce qui ne signifie nullement qu’ils veulent copier servilement notre modèle occidental qui connaît ses propres limites - et pour faire entrer le monde arabe dans la modernité. Parfois ils sont (souvent discrètement) soutenus par le pouvoir, parfois ils sont combattus par ce même pouvoir.
A ceux là, nous devons de rejeter les idées simples dont ne peuvent naître que des situations compliquées et insolubles et nous rappeler, comme disait De Gaulle, que « l’Orient est compliqué ». Et il ajoutait : « je savais qu’au milieu des facteurs enchevêtrés, une partie essentielle s’y jouait. Il fallait donc en être. »
Publié sur www.esisc.org